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Friday 25 November 2016

Benhaim c. St Germain : La Cour suprême du Canada cause liens de causalité et « statistiques causales »

Si, tout comme moi, vous vous passionnez pour l’étude des liens de causalité, vous serez enchantés d’apprendre que la Cour suprême du Canada, dans un arrêt récent, discute de la théorie sous-tendant cet élément trop souvent ignoré du triptyque de la responsabilité civile.

Dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, la Cour suprême discute de l’obligation du juge des faits de tirer une inférence quant au lien de causalité lorsque le défendeur, par sa négligence, compromet la possibilité pour le demandeur d’établir ce lien de causalité et lorsque le demandeur produit néanmoins certains éléments de preuve du lien de causalité. La Cour suprême formule également certains commentaires d’intérêt en droit de la preuve sur l’utilisation d’une preuve scientifique, notamment statistique.

Dans cette affaire, un père de famille est décédé d’un cancer du poumon à l’âge de 47 ans. Sa conjointe, agissant à titre personnelle, ainsi qu’à titre de tutrice de leur enfant mineur et de légataire universelle, poursuit les deux médecins traitant, leur reprochant d’avoir diagnostiqué le cancer de son mari trop tardivement. Selon elle, n’eut été de la négligence professionnelle des médecins, le diagnostic de cancer aurait été fait suffisamment tôt pour traiter avec succès son mari. Les médecins défendeurs, au contraire, sont d’avis que le cancer aurait vraisemblablement eu raison du mari de la demanderesse même s’il avait été rapidement diagnostiqué.

Aucun des témoins experts entendus de part et d’autre lors du procès n’ont été en mesure d’offrir davantage qu’une opinion conjecturale, notamment fondée sur des hypothèses statistiques, afin d’expliquer l’existence ou non d’un lien de causalité. Ces opinions portaient de manière générale sur les chances de survie d’un patient atteint d’un cancer du poumon, selon le stade clinique d’avancement de ce type de cancer. Les experts ont également exprimé leur opinion sur la progression plausible du cancer du mari de la demanderesse, afin de tenter de déterminer le stade clinique du cancer du patient au moment où les médecins ont failli à leur obligation de diagnostiquer la maladie.    

La juge du procès a reconnu que cette impossibilité d’établir le lien de causalité par preuve directe a été causée par la négligence des médecins. Celle-ci a également reconnu que, dans de telles circonstances, elle pouvait tirer une inférence de causalité défavorable à l’égard des médecins. La juge du procès a toutefois refusé de tirer une telle inférence. La Cour d’appel du Québec a déterminé que ce refus de tirer une telle inférence constituait une erreur de droit, les arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 RCS 311 et St-Jean c. Mercier, [2002] 1 RCS 491 imposant, selon elle, l’obligation au juge des faits de tirer une telle inférence dans ces circonstances.

La Cour suprême, unanime sur ce point, explique qu’il s’agit d’une interprétation erronée de ses deux arrêts, et que l’inférence de lien de causalité dans ces circonstances est laissée à l’appréciation du juge des faits, à la lumière de l’ensemble de la preuve. Alors que la majorité de la Cour suprême est d’avis que la juge de première instance n’a pas erré en refusant de tirer une telle inférence, la minorité est plutôt d’avis que celle-ci a commis une erreur de fait manifeste et dominante en ne tirant pas cette inférence.

La majorité de la Cour suprême explique d’abord que la possibilité – et non l’obligation – du juge des faits de tirer une inférence de lien de causalité lorsque la négligence d’une partie empêche sa preuve directe découle des dispositions du Code civil du Québec en droit de la preuve :

[59]  En droit civil québécois, l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell n’est rien de plus que la présomption de fait prévue à l’art. 2849 du Code civil. Aux termes de cette disposition, les « présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l’appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes ». Suivant l’arrêt StJean, « [l]e refus de tirer des présomptions [de fait] est autant une décision sur la preuve que tout autre acceptation ou refus de moyens de preuve » (par. 114). Ainsi, la décision du juge des faits de tirer ou non une inférence défavorable repose sur les faits et dépend exclusivement de l’application correcte de l’art. 2849 aux circonstances de l’affaire.
La majorité de la Cour suprême formule ensuite certains commentaires d’intérêt sur l’utilisation d’une preuve scientifique. Deux de ces commentaires méritent d’être mentionnés dans ce billet.  

Premièrement, la Cour suprême rappelle au paragraphe 47 de sa décision que, bien « que le droit exige seulement que le lien de causalité soit démontré selon la prépondérance des probabilités », « les experts scientifiques ou médicaux nécessitent souvent, avant de tirer des conclusions sur l’existence du lien de causalité, un degré de certitude plus élevé ». (nos soulignements) Selon la Cour, « la causalité scientifique et la causalité factuelle en droit sont deux choses différentes. »

Ce commentaire fait selon nous référence à la distinction entre la force probante d’une preuve d’expert, d’une part, et la norme minimale de fiabilité d’une preuve d’expert permettant son admissibilité en preuve, d’autre part. À cet égard, l’admissibilité d’une preuve d’expert est gouvernée par les critères développés par la Cour suprême dans ses arrêts R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9 et R. c. J.-L.J., [2000] 2 RCS 600. Dans ces arrêts, qui reprennent en partie les principes développés par la Cour suprême des États-Unis dans Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993), la Cour suprême du Canada a notamment établi que toute preuve d’expert doit satisfaire une norme minimale de fiabilité pour être admissible.

Cette norme minimale de fiabilité d’une preuve d’expert s’évalue à la lumière de la méthodologie établie dans le champ scientifique sous-tendant l’opinion de l’expert. Par exemple, une preuve statistique présentant une marge d’erreur trop élevée, selon les standards admis par le champ scientifique pertinent, pourra être rejetée d’emblée par le juge des faits. La Cour suprême a donc raison de rappeler dans ses motifs, qu’avant même d’être pris en compte suivant la balance des probabilités, une preuve d’expert doit répondre à une norme minimale de fiabilité selon des critères scientifiques. Paradoxalement, mais cela est logique à bien y réfléchir, ces critères scientifiques gouvernant l’admissibilité peuvent être plus élevés que la balance des probabilités.  

Deuxièmement, la Cour suprême discute du caractère probant de statistiques portant sur des comportements généraux. La Cour rappelle d’abord à cet égard que « les généralisations statistiques ne permettent pas de trancher des cas précis » (paragraphe 74). Il serait en effet injuste, nous dit la Cour, de conclure qu’une personne précise n’a pas acquitté son droit d’entré à un événement équestre sur la simple base qu’une majorité de spectateurs à cet événement est entrée sans payer. La Cour ajoute toutefois que « la décision de tirer ou non une inférence à partir de tels éléments de preuve – à savoir si la généralisation statistique est pertinente en l’espèce – appartient au juge des faits, qui tranche au vu de toute la preuve. » (paragraphe 75)

Ces deux commentaires de la Cour suprême en droit de la preuve mettent en évidence une distinction intéressante en matière de témoignage d’experts. D’une part, une preuve d’expert peut être si peu probante, d’un point de vue scientifique, qu’elle ne sera pas admissible d’entrée de jeu. D’autre part, une preuve d’expert peut perdre sa force probante, d’un point de vue légal, lorsqu’elle ne prend pas en compte certaines variables pertinentes. Bien qu’en pratique ces deux questions peuvent reposer sur les mêmes faiblesses d’une preuve d’expert, les débats qu’elles soulèvent ne prendront pas place au même stade de l’évaluation d’une telle preuve. Le plaideur cherchant le rejet d’une preuve d’expert aura donc avantage à faire cette distinction dans ses arguments, afin de maximiser ses chances de succès, mais surtout, afin d’accorder aux questions de causalité toute l’attention qu’elles méritent !  

Friday 18 November 2016

LE MARIAGE ENTRE L'INJONCTION ET LA MESURE DE SAUVEGARDE


Par Francis Legault-Mayrand

Dans Limouzin c. Side City Studios Inc., 2016 QCCA 1810 (« Limouzin »), la Cour d’appel vient baliser le pouvoir de la Cour supérieure d’émettre une mesure de sauvegarde prévue au paragraphe 158(8) CPC.

En Cour supérieure, les intimés ont intenté un recours en injonction provisoire, interlocutoire et permanente contre les appelants afin notamment de faire respecter des obligations de non-sollicitation de clientèles, d’employés et de consultants. La Cour supérieure a fait droit à la demande en injonction provisoire, laquelle fut reconduite à deux reprises.

Après l’expiration de la dernière injonction provisoire, les intimés ont renouvelé leur demande, mais cette fois-ci sous un véhicule procédural différent : la mesure de sauvegarde. En effet, en se fondant sur les articles 49 et 158 (8) CPC, les intimés ont demandé une mesure de sauvegarde d’une durée de trois mois pour faire cesser la sollicitation en question, ce qui fut octroyé par la Cour supérieure. C’est cette dernière décision qui a fait l’objet de l’appel dans Limouzin.

Voici ce qui attire notre attention à décision de la Cour d'appel. Malgré les arguments formulés par les parties, la Cour d’appel infirme la décision de première instance selon une analyse qui ne repose pas sur les quatre critères constitutifs applicables aux mesures de sauvegarde (i.e. l’urgence, l’apparence de droit, la balance des inconvénients et le préjudice sérieux et irréparable). Plutôt, la Cour d’appel fonde sa décision sur la nature et le rôle limité et particulier de la mesure de sauvegarde, soit de permettre aux parties de préparer leur dossier en vue de l’injonction interlocutoire : 

[55]      Néanmoins, lorsqu’il est question de prononcer une ordonnance de sauvegarde dans le cadre d’une instance en injonction, les références à l’article 49 C.p.c. ne me paraissent pas opportunes. En effet, ces références laissent faussement entendre que l’ordonnance de sauvegarde pourrait s’avérer être un remède hybride utile en sus de ceux spécifiquement prévus au chapitre de l’injonction, pour satisfaire les besoins des parties qui tardent à passer à l’étape de l’injonction interlocutoire. Or, tel n’est pas le cas.

[56]        À mon avis, envisager sous ce rapport les ordonnances de sauvegarde dans le cadre d’une instance en injonction constitue une erreur, et ce, pour la simple et bonne raison que le Code de procédure civile prévoit tous les remèdes applicables en cette matière.

[57]        En pareille matière, l’ordonnance de sauvegarde demeure un outil de gestion au sens de l’article 158 C.p.c. à la seule fin de permettre aux parties de passer rapidement de l’étape de l’injonction provisoire à celle de l’interlocutoire.

[58]        En ce sens, la jurisprudence de la Cour sous l’article 754.2 a.C.p.c me paraît toujours pertinente et d’application. Le mode d’emploi demeure le même. En dépit de ce que prévoit le paragraphe 158 (8) C.p.c. relativement à la durée maximale possible d’une ordonnance de sauvegarde valant mesure de gestion, j’estime que dans les instances en injonction, pareille ordonnance doit être de courte durée pour faire le pont jusqu’à l’interlocutoire. En somme, le tribunal doit veiller à ce que la sauvegarde ne devienne pas une injonction interlocutoire par défaut.

[59]      Lorsque le tribunal est appelé à rendre une ordonnance de sauvegarde dans le cadre d’une instance en injonction, ce ne peut être que pour permettre aux parties de compléter leur dossier en vue de passer rapidement à l’étape de l’interlocutoire, après avoir accepté un protocole de l’instance respectant les règles de proportionnalité et fixé la date de présentation de la demande en injonction interlocutoire. Ce n’est qu’après cet exercice de gestion qu’il peut se prononcer sur la mesure de sauvegarde recherchée.

[60]      Je suis conscient que cette voie pourra, en certains cas, se heurter à certaines pratiques ou contraintes d’ordre administratif. Mais il s’agit de la voie qui doit être suivie.

[61]      Le respect du droit d’être pleinement entendu doit prévaloir sur les contraintes administratives.

[62]      En l’espèce, le jugement dont il est fait appel prononce des ordonnances de sauvegarde qui ne peuvent être qualifiées de mesures de gestion au sens de l’article 158 C.p.c. En raison de sa durée, ce jugement s’apparente davantage à une injonction interlocutoire.

[63]      En acceptant de procéder comme il l’a fait, c’est-à-dire sans gérer le dossier ni fixer l’audition de la demande d’injonction interlocutoire, le Tribunal a compromis les droits des appelants Limouzin, Larouche et BLU. Pour ces derniers, le résultat est lourd de conséquences. Quatre mois après l’institution du recours, ils sont toujours contraints de suspendre leurs activités commerciales, alors qu’ils n’ont pas véritablement eu l’occasion d’être entendus, du moins comme ils auraient dû l’être s’il s’était agi d’une injonction interlocutoire.

[Nos soulignements.]

Cette décision revêt d’une importance à plusieurs égards. D’abord, elle illustre les rôles complémentaires, et non alternatifs, des injonctions interlocutoires (incluant la provisoire) et de la mesure de sauvegarde. Chacun a son rôle à jouer dans une instance en injonction.

Par ailleurs, nous croyons que cette décision vient consacrer un cinquième critère pour l’octroi d’une mesure de sauvegarde dans le cadre d’une instance en injonction, du moins implicitement. En effet, il n’est pas suffisant d’alléguer les quatre critères constitutifs de l’ordonnance de sauvegarde dans ce contexte. Au contraire, il faut de plus démontrer que la nature de l’ordonnance recherchée est celle d’une mesure de gestion visant à faire le pont entre l’injonction provisoire et l’injonction interlocutoire. 

Friday 11 November 2016

Court of Appeal Confirms Constitutional Invalidity of Sections of the Pay Equity Act



On October 12, 2016, the Court of Appeal (Rochette, Doyon, Gagnon, JJ.A.) confirmed a judgment of the Superior Court (Martin, J.S.C.) declaring provisions of the Pay Equity Act unconstitutional in its decision in Québec (Procureure générale) v. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2016 QCCA 1659.

The Pay Equity Act was adopted in 1996 and came into force in relevant part in November 1997.  Its goal was to ensure that pay equity would be both achieved and maintained in the workforce.

Reports in 2006 showed that one in two private companies had still not complied with the Act, and that mechanisms for ensuring that pay equity would be maintained when changes occurred in the workplace were inadequate.

After a series of public consultations, the Act was amended in 2009.  Pursuant to the amendments, an employer who has completed a pay equity plan or adjustments must conduct a pay equity assessment every 5 years and post the results (ss. 76.1-76.3). As part of the assessment, employers must evaluate any changes that have occurred in the workplace (i.e. promotions, changes in responsibilities) and determine whether pay adjustments are required.  Employees then have 60 days to comment or request further information, and employers are given a further 30 days to respond with a new posting (s. 76.4).  Any required compensation adjustments apply only as of the time limit for the new posting (s. 76.5).

The Court of Appeal upheld the trial judge’s decision and held that ss. 76.3 and 76.5 breached the right to equality contained in s. 15(1) of the Canadian Charter in a manner that could not be justified under s.1, and that ss. 10 and 9.1 of the Quebec Charter dictated the same result.  In particular, the Court held that s. 76.3 provided insufficient information to enable employees to evaluate whether the assessment had been carried out properly.  As for s. 76.5, by making pay adjustments applicable only as of the date of the new posting and not retroactive to the date of the relevant change, an employee could conceivably lose over 5 years of salary adjustment. The lack of retroactivity therefore exacerbated the very inequality the Act was meant to redress. As such, the provisions were not rationally connected to their objective and could not be justified:

[87] […] Les mesures privilégiées sont inéquitables, arbitraires et portent atteinte lourdement au droit à l’égalité plutôt que d’en assurer le respect fermement, rapidement et efficacement.

[88] Tous reconnaissent que l’examen du maintien de l’équité salariale peut être ponctuel, mais il coule de source que plus l’exercice est espacé dans le temps, plus il risque de provoquer des distorsions et des injustices si les ajustements salariaux en découlant ne prennent pas en compte le temps écoulé depuis que le changement est survenu. Ici, la Loi modificatrice fait en sorte que, pendant des épisodes pouvant aller jusqu’à 62 mois, l’iniquité salariale, bien que constatée et démontrée, sera tolérée sans être compensée, au détriment des salariées. L’article 76.5, qui fait remonter les ajustements salariaux à compter de la date à laquelle l’affichage doit avoir lieu, n’est ni nécessaire ni raisonnable. Au surplus, on peut se demander s’il ne risque pas d’ouvrir une brèche dans la fondation de la réforme du maintien en amenant des employeurs à opérer des changements de tâches chez les salariés à tel moment plutôt qu’à tel autre. La question mérite d’être posée.


[89] Le caractère déraisonnable de la disposition ressort encore davantage lorsque l’on considère que 40 ans se sont écoulés depuis l’entrée en vigueur de la Charte québécoise et 20 ans depuis l’entrée en vigueur de la LES.


The declaration of invalidity is suspended for one year or until new measures are adopted, whichever comes first. 


Friday 4 November 2016

« To be or not to be ? »: la nécessité d’une autorisation d’exercer une action collective

Par Eleni Yiannakis

Dans l’arrêt récent, Charles c. Boiron Canada inc.[1] rendu le 26 octobre 2016, la Cour d’appel rappelle les principes régissant les demandes d’autorisation d’exercer des actions collectives. Cet arrêt est rendu dans la foulée de l’affaire Sibiga c. Fido Solutions inc.[2] qui abonde dans le même sens. 

Dans Boiron, la Cour d’appel accueille l’appel et autorise l’institution de l’action collective.  Essentiellement, l’appelante soutient que l’Oscillo, présenté comme un produit homéopathique pour le traitement de la fièvre et des symptômes de la grippe, n’est en réalité qu’un produit qui ne serait rien d’autre qu’un placebo composé à 85 % de sucrose et 15 % de lactose.  Elle se dit donc victime de fausses représentations.

La Cour d’appel conclut que le juge de première instance s’est livré à une analyse trop poussée qu’elle assimile à une étude au fond du dossier. En effet, la Cour affirme que plutôt que de vérifier si les allégations pouvaient être confirmées par les pièces, le juge de première instance s’est livré à un processus d’évaluation. La Cour rappelle qu’au stade de l’autorisation, le rôle du juge devrait se limiter à déterminer si les allégations tenues pour avérées soutiennent prima facie le syllogisme juridique proposé par la partie requérante. La Cour d’appel fait aussi un rappel concernant les principes régissant la qualité de représentant et rappelle que le seuil qui doit être satisfait est minimal.

Par contre, l’intérêt particulier de cet arrêt réside dans les commentaires émis à la fin par la juge Marie-France Bich qui remet en question la nécessité du processus d’autorisation :

[71] L’action collective (désormais régie par les art. 574 et s. du nouveau Code de procédure civile) n’est plus une institution procédurale nouvelle, elle a conquis ses galons, elle est connue et bien intégrée au processus judiciaire : a-t-on toujours besoin que la porte d’entrée soit verrouillée et doive être déverrouillée au cas par cas, de cette manière? Et, parlant de porte, le « seuil peu élevé » que décrit la Cour suprême, notamment dans l’arrêt Infineon, justifie-t-il que l’on consacre autant d’efforts et de ressources à cette pré-instance? S’il ne s’agit que d’écarter les actions manifestement mal fondées ou frivoles à leur lecture même, ne serait-il pas opportun de laisser la fonction au domaine ordinaire de l’irrecevabilité ou à celui de l’abus au sens des articles 51 et s. C.p.c. (précédemment art. 54 et s. C.p.c.).

[72] En pratique, par ailleurs, le processus d'autorisation préalable de l'action collective, dans son cadre actuel, consomme des ressources judiciaires importantes, dont la rareté s'accommode mal de ce qui paraît un déploiement d'efforts sans proportion avec le résultat atteint, qui s'obtient au prix d'un engorgement difficilement supportable. C'est également, un processus coûteux pour les parties, lent (parfois même interminable), donnant lieu à des débats qui, dans la plupart des cas, seront de toute façon repris sur le fond si l'action est autorisée et généreront encore diverses disputes interlocutoires. Et ceci sans parler du droit d'appel qui coiffe le tout, multipliant les occasions de faire durer les préliminaires, un droit d'appel que le législateur, pour d'insaisissables raisons, a récemment choisi d'élargir.

[73] L'action collective se veut un moyen de faciliter l'accès à la justice alors que, trop souvent, paradoxalement, le processus d'autorisation préalable, dans sa forme actuelle, entrave cet accès. Et lorsqu'il n'est pas une entrave, il est une formalité dont les coûts exorbitants ébranlent la raison d'être ou encore une sorte de mondanité procédurale ne permettant pas un filtrage efficace. Dans tous les cas, il engendre une insatisfaction généralisée, pour ne pas dire - et j'ose le mot - une frustration, qui résonne dans tout le système judiciaire. Certains profitent peut-être de l'affaire (on ne compte plus les dénonciations de l'« industrie » de l'action collective, nouvel avatar de l'« ambulance chasing »), mais cela ne saurait justifier le statu quo.

[74] L’on rétorquera que si les choses ont tourné ainsi, c’est que les dispositions législatives, qui reposent sur des fondements théoriquement solides, sont mal comprises ou mal appliquées. Cela est possible, je le concède, mais l’affirmation ne résout rien. Je serais de mon côté portée à dire que si la pratique, après 38 ans, n’arrive pas à donner vie à la théorie, c’est que la théorie est défaillante ou dépassée ou que le modèle qui prétend l’incarner a besoin d’être non pas simplement rafistolé ou retouché, mais carrément rénové. J’évoque plus haut la possibilité que le processus d’autorisation soit supprimé ou, mieux peut-être, intégré à l’instance elle-même, mais d’autres, avec lesquels on pourrait tout aussi bien être d’accord, suggèrent plutôt de le renforcer, pour lui donner le mordant qu’on lui a jusqu’ici refusé. Quoi qu’il en soit, il serait temps que le législateur se penche sur la question et l’on s’étonne d’ailleurs que la chose n’ait pas été au programme de la dernière réforme du Code de procédure civile.

[nos soulignés]

La question soulevée par la juge sur la nécessité d’obtenir l’autorisation d’exercer l’action collective est intéressante. La juge se fonde notamment sur les coûts significatifs et les ressources judiciaires importantes qui sont consommées dans le cadre de ces demandes d’autorisation pour remettre en question leur utilité.  

Cependant, dans le cadre de la réforme du Code de procédure civile, très peu de changements ont été apportés au régime des actions collectives. En effet, sur le fond, les critères d’autorisation sont demeurés les mêmes. Le législateur a donc choisi de conserver l’étape de l’autorisation et par conséquent une analyse des critères demeure indispensable. Ainsi, le fardeau pour obtenir l’autorisation reste avec la partie requérante qui doit convaincre le tribunal qu’elle satisfait aux critères. La proposition de la juge d’effectuer le filtrage des actions collectives par le biais de requête en irrecevabilité impliquerait nécessairement un déplacement du fardeau de preuve vers la partie intimée. Est-ce qu’un tel déplacement du fardeau serait justifié?


La question reste ouverte et il est certain qu’elle sera débattue tant par les avocats que par les juges : To be or not to be : that is the question!



[1] Charles c. Boiron Canada inc. 2016 QCCA 1716.
[2] Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299.