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Friday 29 July 2016

Affaire Mike Ward : Le Tribunal des droits de la personne a-t-il confondu moralité et légalité d’un discours ?

Par Francois Goyer

La liberté d’expression repose sur la retenue qu’exhibe l’État lorsqu’elle évalue la moralité d’un discours. Ainsi, que ce soit par l’entremise des tribunaux qui s’abstiendront de se faire les arbitres du bon goût, ou encore des assemblés législatives qui n’imposeront pas aux citoyens des règles de bienséances dans leurs interactions, l’État protègera la liberté d’expression en ne considérant que des critères moraux minimaux pour permettre ou non une forme d’expression. En prenant ainsi une posture minimaliste sur le plan moral, l’État interdira les discours haineux, mais permettra d’autres formes d’expressions condamnables moralement, tel l’humour noir s’acharnant sur une minorité.

Le bien-fondé de l’interdiction des discours haineux fait toutefois l’objet de débats en philosophie politique, puisqu’il s’agit après tout d’un obstacle important à la libre circulation des idées dans une société, une valeur chère à l’idéologie libérale. C’est cette même idéologie libérale qui offre sur ce point la meilleure justification à l’interdiction des discours haineux, en démontrant comment ce type de discours, par sa nature même, freine la libre circulation des idées en expulsant des échanges démocratiques les minorités qui en sont victimes. En effet, comme l’explique Jeremy Waldron, les discours haineux communiquent aux minorités qu’ils visent un message ressemblant au suivant :

« [Traduction] Ne soyez pas trompés en pensant que vous êtes les bienvenus ici. La société autour de vous peut vous sembler hospitalière et non discriminatoire, mais la vérité est que vous n'êtes pas voulus, et vous et vos familles serez évités, exclus, battus et chassés, chaque fois que nous pourrons agir avec impunité. Nous devons peut-être garder profil bas pour l’instant, mais ne prenez pas vos aises. Souvenez-vous de ce que vous et votre minorité ont subi par le passé. Soyez effrayés. »

Le discours haineux s’attaque donc à la valeur même de certains individus, ainsi qu’à leur place dans la société. Pour cette raison, ce type de discours est considéré par l’État trop répugnant sur le plan moral pour être protégé par la liberté d’expression.

L’intérêt de l’affaire Ward (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres) c. Ward), 2016 QCTDP 18) tient au fait que le Tribunal des droits de la personne a sanctionné légalement, pour des raisons morales, un discours qui ne tombe pas dans la catégorie limitée des discours haineux. En effet, dans cette affaire, le Tribunal reconnaît d’abord que les propos reprochés à Ward ne sont pas de la nature d’un discours haineux (voir les paragraphes 127 à 129), mais condamne néanmoins celui-ci pour le préjudice qu’ont causé ces propos à la dignité, l’honneur et la réputation de Jérémy Gabriel.

Puisque les propos de Ward n’entrent pas dans la catégorie des discours haineux, le Tribunal a-t-il erré en manifestant sa réprobation morale quant à ces propos par des sanctions légales ?

Afin d’écarter la protection généralement offerte à tout discours n’étant pas haineux, le Tribunal soulève deux facteurs déterminants. D’abord, le Tribunal s’appuie sur le fait que Ward a visé nommément, et à plusieurs reprises, Gabriel avec ses blagues. Ensuite, le Tribunal mine la valeur morale des numéros humoristiques de Ward en rejetant le débat démocratique que ces numéros souhaitaient provoquer. 

Sur le premier facteur, le Tribunal indique que le fait que les attaques répétées de Ward étaient directement dirigées contre Gabriel constitue une faute civile méritant une sanction. Le Tribunal analyse un tel comportement sous l’angle des règles applicables à la diffamation en responsabilité civile :

[129] Le litige dont le Tribunal est saisi se distingue du fait que les propos discriminatoires de monsieur Ward ne visaient pas un groupe mais une personne en particulier. La question est donc de déterminer si la liberté d’expression protégée par la Charte permet de faire des blagues discriminatoires en lien avec le handicap d’une personne nommément identifiée.

[130]     En matière de diffamation, les tribunaux ont dégagé une série de critères qui permettent de déterminer si l’atteinte à la réputation d’une personne est justifiée par la liberté d’expression. La véracité des propos et l’intérêt public sont des facteurs pertinents. Le contexte dans lequel les propos ont été prononcés, le ton employé, l’identité de l’auteur des propos et celle de la victime le sont également. Le Tribunal estime que ces critères sont aussi utiles au moment de déterminer si une atteinte discriminatoire au droit à la sauvegarde de la réputation, au respect de l’honneur et à la sauvegarde de la dignité est justifiée par la liberté d’expression.

[…]

[136] En l’espèce, Jérémy a été pris pour cible, nommément et à plusieurs reprises, par monsieur Ward, et ce, sans jamais y avoir consenti. Ce consentement constitue la différence importante avec la situation de monsieur Dave Richer, dont a fait mention monsieur Ward dans son témoignage. Le fait que Jérémy soit connu du public en raison de ses activités artistiques l’expose à être l’objet de commentaires et de blagues sur la place publique, mais cela ne saurait être interprété comme une renonciation à son droit au respect de son honneur, de sa réputation et de sa dignité, sans discrimination fondée sur son handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

[…]

[138] En tenant compte du contexte, le Tribunal conclut que les blagues de monsieur Ward ont outrepassé les limites de ce qu’une personne raisonnable doit tolérer au nom de la liberté d’expression. La discrimination dont Jérémy a été victime est injustifiée.

[Nos soulignements]

En utilisant les critères de la diffamation et en s’attardant au fait que Ward a pris pour cible Gabriel personnellement, et ce à plusieurs reprises, le Tribunal s’éloigne d’une analyse strictement fondée sur l’interaction entre différents droits protégés par la Charte québécoise et se rapproche davantage d’une analyse de la responsabilité civile de Ward suivant les règles générales du Code civil.

Sous cet angle d’analyse, l’ensemble des circonstances tend effectivement à démontrer que Ward a commis une faute civile à l’égard de Gabriel, soit de l’avoir diffamé d’une manière qui s’apparente au harcèlement. Malgré que cette analyse soit bien fondée à plusieurs égards, elle pose le problème de la compétence matérielle du Tribunal à l’entreprendre en premier lieu, celui-ci n’ayant pas juridiction pour trancher des actions en diffamation. Ce problème de forum mine la justesse des motifs invoqués, puisque le Tribunal tente au final de justifier ses conclusions à l’aide de notions relatives aux droits fondamentaux qui s’adaptent mal aux réelles fautes de Ward.

L’analyse du Tribunal devient toutefois encore plus problématique lorsqu’il conclut à l’absence de valeur démocratique du discours de Ward. Voici comment le Tribunal définit le débat soulevé par les propos de Ward :

[47] Dans le spectacle « Mike Ward s’eXpose », monsieur Ward a voulu démontrer que l’on peut rire de tout. Le numéro intitulé « Les Intouchables » porte sur des personnalités publiques dont il est difficile de rire sans créer un malaise. Rire d’un enfant crée un malaise, d’où sa décision de prendre Jérémy pour cible.

Le Tribunal refuse toutefois d’accorder une quelconque valeur démocratique à un tel débat dans les termes suivants :

[123] Dans l’arrêt Whatcott, la Cour Suprême a établi que « les écrits et les discours ne seront pas traités sur un pied d’égalité lorsqu’il s’agit de trouver un juste équilibre entre des valeurs concurrentes » ; « selon leur nature, les divers types d’écrits et de discours se rapprochent ou s’éloignent relativement des valeurs fondamentales à la base de la liberté [d’expression], ce qui à son tour influe sur la valeur de l’écrit ou du discours en question par rapport aux autres droits garantis par la Charte  dont l’exercice ou la protection peut porter atteinte à la liberté d’expression.»  Ainsi « il y a bien des façons d’exercer sa faculté d’expression et toutes ne constituent pas, sur un même pied d’égalité, l’exercice d’une liberté fondamentale ».

[124]     Dans l’arrêt Irwin Toy, la Cour Suprême a dégagé les trois valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression, à savoir l’épanouissement personnel, la recherche de la vérité par l’échange ouvert d’idées et le discours politique qui est fondamental pour la démocratie. Plus le propos litigieux est lié à l’une de ces valeurs, plus grand est son poids dans l’exercice de pondération des droits.

[125] La Cour Suprême a jugé que le discours politique doit jouir d’une reconnaissance particulière sur le plan de la liberté d’expression. Pour trancher ce litige, le Tribunal doit déterminer si les propos humoristiques bénéficient aussi d’un statut particulier.

[…]

[137]     Le Tribunal note, par ailleurs, que les blagues reprochées à monsieur Ward ne soulèvent pas une question d’intérêt public et ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un débat public sur des questions d’intérêt général.

[Nos soulignements]

En évaluant ainsi les numéros humoristiques de Ward, le Tribunal adopte une posture maximaliste sur le plan moral. Le Tribunal n’arrête pas en somme son évaluation morale des propos en cause à une constatation qu’il ne s’agit pas d’un discours haineux; il décide de pousser plus loin son analyse et de déterminer la valeur démocratique du débat soulevé par ces propos. Ce faisant, le Tribunal décide que la question de savoir s’il est sain de ne pas pouvoir rire de certaines personnalités publiques sans créer un malaise ne constitue pas une question d’intérêt général. Partant, il ne reste des propos de Ward que des railleries offensantes et des blagues blessantes : la valeur morale de son discours, une fois dépouillé de son débat démocratique sans intérêt, est nulle, nous dit le Tribunal.

Certes, il se peut que certaines personnes soient d’avis que le débat soulevé par Ward est trivial ou sans intérêt démocratique. Une telle évaluation engage toutefois des considérations morales trop exigeantes en matière de liberté d’expression. En fait, la liberté d’expression existe précisément pour empêcher l’État de porter des jugements aussi extensifs sur la moralité d’un discours. En s’engageant dans une telle évaluation, le Tribunal confond la moralité et la légalité du discours de Ward.

En raison de ces deux faiblesses, la décision du Tribunal dans l’affaire Ward semble vulnérable à une révision par la Cour d’appel du Québec. Si Ward se voit déchargé de sa responsabilité légale envers Gabriel à l’issue de procédures en appel, il ne faudrait toutefois pas pour autant en conclure qu’il s’est dégagé par le fait même de sa responsabilité morale envers celui-ci.

À cet égard, les travaux du Professeur Leslie Green sur le discours juste (right speech), qui furent inspirés par les enseignements du Buddha, peuvent nous éclairer sur la bonne utilisation de la liberté d’expression (http://freespeechdebate.com/en/discuss/leslie-green-on-right-speech/). En effet, comme l’affaire Ward nous le démontre bien, les cadres moraux minimalistes sous-tendant la liberté d’expression nous font souvent perdre nos repères quant à notre appréciation de la réelle valeur morale d’un discours.







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