Pages

Friday 27 November 2015

Une entreprise ne peut pas se faire le relais aveugle d’une décision discriminatoire émanant d’une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte québécoise, sauf que…


Par Francois Goyer

Par sa décision dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, la Cour suprême du Canada est venue préciser l’interprétation à donner à l’article 10 de la Charte québécoise. Cet article garantie aux justiciables la pleine égalité dans l’exercice de leurs droits prévus à la Charte en interdisant, à cet égard, les pratiques discriminatoires fondées sur un motif prohibé :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.
Selon la Cour suprême, un recours sous l’article 10 ne nécessite pas la démonstration par le demandeur d’un lien de causalité entre la différence de traitement et le motif prohibé. Il suffit que le motif prohibé ait été un facteur dans la chaîne d’événements ayant mené à l’adoption d’une distinction. Cependant, les éléments de preuve nécessaires au succès d’un recours sous cet article doivent être démontrés de manière prépondérante.

Les faits de cette affaire peuvent être résumés sommairement comme suit. L’entreprise Bombardier exploite deux centres de formation pour pilotes, à Montréal et Dallas, afin de former les détenteurs de licences canadiennes ou américaines au pilotage de ses avions. M. Javed Latif, un citoyen canadien d’origine pakistanaise, détient des licences de pilotes canadienne et américaine. En 2004, M. Latif, alors résidant au Pakistan, désire suivre une formation au centre de Dallas afin de poursuivre une nouvelle opportunité d’emploi. Afin d’obtenir l’autorisation requise pour suivre cette formation, M. Latif dépose une demande auprès du Département de justice américain, autorité chargée des vérifications de sécurité mises en place suite aux attentats du 11 septembre 2001. Suite au refus de cette autorité d’émettre l’autorisation requise, M. Latif se rabat sur le centre de formation montréalais de Bombardier. Toutefois, sur la base du refus du Département de justice américain d’émettre une autorisation à M. Latif pour le centre de formation de Dallas, Bombardier refuse de dispenser cette formation à M. Latif dans ses installations québécoises.

M. Latif se tourne alors vers la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la « Commission ») et une demande est présentée devant le Tribunal des droits de la personne (le « Tribunal »). Le Tribunal accepte cette demande et condamne Bombardier à verser à M. Latif des dommages-intérêts moraux, ainsi que des dommages-intérêts pour le préjudice matériel que celui-ci a subi et des dommages-intérêts punitifs. Enfin, le Tribunal ordonne à Bombardier de « cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de “sécurité nationale” lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne ».

La Cour d’appel renverse cette décision, estimant que la Commission n’a pas démontré devant le Tribunal un lien causal entre l’exclusion visant M. Latif et un motif prohibé à l’article 10 de la Charte.  M. Latif et la Commission se pourvoient devant la Cour suprême.

Les juges Wagner et Côté, rédigeant les motifs pour une Cour unanime, établissent les questions à régler pour les fins de leur décision comme suit :
  1.  En quoi consiste la discrimination « prima facie » et quel est le degré de preuve requis pour l’établir ?
  2.  L’existence de discrimination prima facie de la part de Bombardier a-t-elle été prouvée ?
  3.  L’ordonnance mandatoire prononcée contre Bombardier était-elle justifiée ?


Afin de répondre à la première question, les deux juges étudient d’abord la signification du terme « fondé » à l’article 10 de la Charte. En effet, l’interprétation de ce terme permettra de mieux cerner le type de lien devant exister entre une distinction et un motif prohibé lorsqu’une cour cherche à déterminer s’il y a discrimination prima facie. À cet égard, les deux juges expliquent ceci :

[47] Notre Cour a utilisé l’expression « lien causal » au moins une fois, soit dans l’arrêt Ville de Montréal (par. 84). Il importe toutefois de replacer l’emploi de cette expression dans son contexte. Dans cette affaire, la Cour a souligné que l’employeur avait admis le « lien causal ». Toutefois, lorsqu’elle a énuméré les éléments constitutifs de la discrimination prima facie, la Cour a uniquement exigé la preuve d’un « lien » entre le motif prohibé de discrimination et la décision ou conduite contestée : par. 65.

[48] Tout comme le Tribunal en l’espèce, notre Cour a reconnu dans cette affaire qu’il n’est pas nécessaire que la personne responsable de la distinction, de l’exclusion ou de la préférence ait fondé sa décision ou son geste uniquement sur le motif prohibé; il est suffisant qu’elle se soit basée partiellement sur un tel motif : Ville de Montréal, par. 67, la juge L’Heureux-Dubé, citant avec approbation D. Proulx, « La discrimination fondée sur le handicap : étude comparée de la Charte québécoise » (1996), 56 R. du B. 317, p. 420. En d’autres mots, il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés comme discriminatoires : voir, entre autres, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz métropolitain, 2008 QCTDP 24 (CanLII), [2009] R.J.Q. 487 (décision infirmée en Cour d’appel seulement quant à l’ordonnance accordant des dommages-intérêts punitifs), par. 415. 
[49] Dans un arrêt récent portant sur le Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, c. H.19, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’il était préférable d’utiliser les termes communément employés dans la jurisprudence en matière de discrimination, par exemple [traduction] « lien » et « facteur » : Peel Law Assn. c. Pieters, 2013 ONCA 396 (CanLII), 116 O.R. (3d) 80, par. 59. Selon cette dernière, l’emploi du qualificatif « causal » a pour effet de hausser les exigences de l’analyse au-delà de ce qui est nécessaire, puisque la jurisprudence en matière de droits de la personne s’attache aux effets discriminatoires des comportements plutôt qu’à l’existence d’une intention discriminatoire ou de causes directes : par. 60. Nous souscrivons au raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario à cet égard. Notre Cour a d’ailleurs utilisé le terme « facteur » dans un arrêt récent portant sur le code des droits de la personne de la Colombie-Britannique : Moore, par. 33.
[50] Les termes « lien » ou « facteur » sont plus appropriés en matière de discrimination, d’autant plus que l’expression « lien causal » réfère à une notion précise en droit civil québécois. En effet, en matière de responsabilité civile, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, le « lien causal » entre la faute du défendeur et le préjudice qu’il subit : J.-C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4e éd. 2008), par. 158. D’après la définition qu’en donnent les tribunaux québécois, ce « lien causal » exige que le dommage soit la conséquence logique, directe et immédiate de la faute. Suivant cette règle, la cause doit donc présenter un rapport « étroit » avec le préjudice subi par la victime : J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), par. 1-683.
[51] Or, les actions en matière de discrimination fondées sur la Charte n’exigent pas un rapport étroit. Conclure autrement reviendrait à faire abstraction du fait que, comme les actes d’un défendeur peuvent s’expliquer par une multitude de raisons, la preuve d’un tel rapport pourrait imposer un fardeau trop exigeant au demandeur. Certaines de ces raisons peuvent bien sûr justifier les actes du défendeur, mais c’est à ce dernier qu’il appartient d’en faire la preuve. En conséquence, il n’est ni approprié ni juste d’utiliser l’expression « lien causal » en matière de discrimination.
[52] En somme, relativement au deuxième élément constitutif de la discrimination prima facie, le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l’exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d’autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l’exclusion ou la préférence. Rappelons enfin que, contrairement à l’énumération prévue à la Charte canadienne, la liste des motifs prohibés figurant à l’art. 10 de la Charte est exhaustive : Ville de Montréal, par. 69.
[Nos soulignés.]
Les juges Wagner et Côté expliquent ensuite le standard de preuve applicable à un recours sous le régime de l’article 10. Contrairement aux prétentions des appelants, le standard de preuve applicable en matière de recours pour discrimination serait le même que celui s’appliquant à tout recours civil :

[55] Comme nous l’avons mentionné précédemment, le recours entrepris en vertu de la Charte comporte une démarche à deux volets qui impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct. Notre Cour ne s’est toutefois jamais clairement exprimée sur le degré de preuve inhérent au fardeau du demandeur. Force est aussi de reconnaître que l’utilisation des expressions « discrimination prima facie » et «  preuve prima facie de discrimination » ont pu entraîner une certaine confusion relativement aux contours du degré de preuve.
[56] À notre avis, bien que dans le cadre d’un recours fondé sur la Charte, tant le demandeur que le défendeur soit assujetti à un fardeau de preuve distinct, et que l’on exige du premier, non pas la preuve d’un « lien causal » mais plutôt d’un simple « lien » ou « facteur », il n’en demeure pas moins que le demandeur doit démontrer, par prépondérance des probabilités, l’existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. Pour cette raison, l’existence du « lien » ou du « facteur » doit être établie par preuve prépondérante.
[Nos soulignés.]
Les juges Wagner et Côté appliquent ensuite ces principes juridiques aux faits de l’instance. À la lumière de leur interprétation du lien et de l’intention nécessaires entre une différence de traitement et un motif prohibé, ceux-ci estiment qu’une entreprise ne peut se faire le relais aveugle d’une décision discriminatoire émanant d’une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte. Toutefois, en l’espèce, la preuve de l’utilisation d’un motif prohibé dans la prise de décision de l’autorité étrangère n’aurait pas été faite selon les juges. Ainsi, le Tribunal aurait commis une erreur manifeste et dominante en concluant à la discrimination prima facie de l’autorité américaine. Les juges Wagner et Côté s’expriment de la manière suivante sur leur application du droit aux faits dans cette affaire :

[80] Puisque Bombardier a refusé la demande de formation de M. Latif uniquement en raison du refus du DOJ de délivrer à ce dernier une approbation de sécurité, il est acquis au débat que la preuve d’un lien entre la décision des autorités américaines et un motif prohibé de discrimination aurait satisfait au deuxième élément de l’analyse relative à la discrimination prima facie. Or, la Commission n’a pas présenté une preuve suffisante pour démontrer que l’origine ethnique ou nationale de M. Latif a joué de quelque façon que ce soit dans la réponse défavorable du DOJ à l’égard de sa demande de vérification de sécurité.
[Nos soulignés.]
Les juges Wagner et Côté enchaînent avec une analyse de la preuve offerte par la Commission devant le Tribunal et estime que ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu’un motif prohibé avait fondé la décision du Département de justice américain. À leur avis, ni la preuve directe, ni la preuve circonstancielle offerte au Tribunal n’était suffisante pour tirer une telle conclusion de faits. Sur la preuve circonstancielle, les juges Wagner et Côté expliquent de manière intéressante comment un climat social général n’est pas suffisant pour conclure à la pratique discriminatoire d’une personne précise :
[88] On ne peut présumer, du seul fait de l’existence d’un contexte social de discrimination envers un groupe, qu’une décision particulière prise à l’encontre d’un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la Charte. En pratique, cela reviendrait à inverser le fardeau de preuve en matière de discrimination. En effet, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit néanmoins présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée.
[Nos soulignés.]
Enfin, la Cour suprême confirme, en obiter, que le pouvoir du Tribunal en matière d’ordonnance ne se limite pas à régler la situation litigieuse particulière soumise par un demandeur, mais que ce pouvoir s’étend également à émettre des ordonnances nécessaire à la promotion de l’intérêt public :
[103] Nous sommes d’accord avec la Commission sur les principes qu’elle invoque. Au-delà de l’interprétation large et libérale que commande la Charte, une lecture attentive de ses dispositions révèle la volonté du législateur de permettre à la Commission de prendre des mesures nécessaires pour éliminer la discrimination et ainsi protéger l’intérêt public. Plus particulièrement, l’art. 71 de la Charte précise que la Commission doit assurer « par toutes mesures appropriées, la promotion et le respect des principes contenus dans la présente Charte ». En outre, aux termes de l’art. 80, la Commission peut s’adresser à un tribunal « en vue d’obtenir, compte tenu de l’intérêt public, toute mesure appropriée contre la personne en défaut ou pour réclamer, en faveur de la victime, toute mesure de redressement qu’elle juge alors adéquate ». Cette disposition prévoit que les ordonnances que le Tribunal peut prononcer ne sont pas limitées à la réparation du préjudice subi par le demandeur, mais peuvent également inclure des mesures nécessaires dans l’intérêt public. L’exercice de ce pouvoir doit toutefois se rapporter au litige soumis au Tribunal, être appuyé par la preuve pertinente et être approprié compte tenu de l’ensemble des circonstances.
[Italiques de la Cour. Nos soulignés.]
En somme, cette décision de la Cour suprême est d’intérêt en ce qu’elle précise l’interprétation de l’article 10 de la Charte. Sur l’interprétation de cet article, la Cour précise d’abord qu’un demandeur se plaignant d’une pratique discriminatoire n’a pas à démontrer le caractère intentionnel de cette pratique. Elle ajoute ensuite qu’un demandeur n’a pas à démontrer qu’un motif prohibé a joué un rôle causal et direct dans la décision du défendeur d’adopter une pratique discriminatoire pour obtenir gain de cause. La simple démonstration qu’un motif prohibé a été un facteur direct ou indirect dans la chaîne d’événements ayant mené à l’adoption d’une distinction est suffisante. 

Cette interprétation de l’article 10 ne crée toutefois pas un régime de responsabilité strict selon nous. En effet, l’interprétation du lien nécessaire entre distinction et motif prohibé pourrait laisser croire que l’absence de faute ne constitue plus une défense sous le premier volet d’analyse de l’article 10 de la Charte. Toutefois, ce serait ici confondre lien (de causalité) et faute. Quant au deuxième élément de la responsabilité du défendeur, la Cour laisse sous-entendre qu’une défense d’absence de négligence est toujours possible, puisqu’elle utilise les termes « relais aveugle » dans la règle générale qu’elle édicte en l’espèce. L’évolution de la jurisprudence nous indiquera si le terme « aveugle » fait ici référence à la théorie de l’aveuglement volontaire ou à la simple négligence (voir Peracomo Inc. c. Société TELUS Communications, [2014] 1 RCS 621 pour la distinction entre ces deux théories de la faute). En l’espèce, l’analyse d’une certaine diligence par Bombardier n’a pas été nécessaire, puisqu’aucun motif prohibé n’a été prouvé dans la chaîne d’événements ayant menée à l’adoption du comportement en cause. Le standard de faute applicable au premier volet de l’article 10 semble donc toujours à déterminer, puisque cette décision de la Cour ne s’attarde qu’à l’aspect causal de l’analyse du premier volet.  


La Cour tempère par ailleurs l’action de l’article 10 en jugeant que le standard applicable de preuve sous cet article est celui de la preuve prépondérante. L’expression « discrimination prima facie » doit donc être comprise comme qualifiant uniquement le premier volet du test en deux étapes de l’article 10, c’est-à-dire la portion applicable au fardeau de preuve du demandeur.  

Enfin, la Cour suprême explique que les ordonnances pouvant être rendues par le Tribunal des droits de la personne ne se limitent pas à des ordonnances visant la solution du litige présenté devant elle, mais qu’elles peuvent également inclure des mesures nécessaires à l’intérêt public.

L’ensemble de ces enseignements en droit ont pour effet de dégager la règle générale suivante : une personne morale ou physique ne peut justifier son adoption d’une pratique discriminatoire en invoquant que le seul motif qui guidait son action était l’application de la décision d’un tiers. Le motif prohibé motivant une décision préalable entâche les décisions subséquentes, du moins sur le plan de la causalité, en matière de discrimination. Toutefois, cette règle générale n’est pas appuyée par un régime de preuve flexible, la règle de la preuve prépondérante s’appliquant aux recours sous l’article 10 de la CharteAinsi, lorsqu’au prise avec une décision d’une autorité étrangère, le demandeur en première instance fera face à une preuve difficile à réaliser, comme nous le démontre cette affaire. Au surplus, la Cour semble laisser ouverture à une défense de diligence quant au relais par le défendeur de la décision préalable. 


** Please note that Irving Mitchell Kalichman represented Mr. Latif in this matter.





Friday 20 November 2015

L’indemnisation du préjudice découlant de la perte ou du vol de données confidentielles : les simples contrariétés ne suffisent pas


Plusieurs grandes entreprises, telles que Home Depot, Target et JP Morgan Chase, ont défrayé malgré elles les manchettes à la suite de cyberattaques ayant permis de leur dérober des informations confidentielles sur leurs clients. Par-delà l’inévitable dommage commercial qu’entraîne une telle attention médiatique, ces entreprises doivent-elle indemniser les clients dont les informations personnelles risquent de se retrouver sur le marché noir du monde numérique ?

Dans l’affaire Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeursmobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820, un employé de l’OCRCVM a perdu un ordinateur portable qui contenait les données personnelles des clients de certaines firmes de courtages. Cette perte est d’autant plus problématique que les données en question n’étaient protégées par aucun mécanisme cryptographique.

M. Sofio a demandé l’autorisation d’exercer un recours collectifs au nom des personnes dont les renseignements personnels ont été perdus. Selon le juge de première instance, l’honorable André Prévost, le stress et les autres inconvénients que prétend avoir subis M. Sofio, et pour lesquels il réclame une somme forfaitaire de 1000$ en dommages compensatoires, ne constituent pas un préjudice indemnisable. Le juge Prévost refuse donc d’accorder l’autorisation d’intenter un recours collectif, estimant que le critère de l’article 1003 b) C.p.c. n’est pas rempli.

M. Sofio se pourvoit contre cette décision, arguant que le juge de première instance s’est saisi du fond du litige en évaluant la nature et l’étendue du préjudice effectivement subi plutôt que de s’en tenir à déterminer si, prima facie, le préjudice allégué paraît justifier les conclusions recherchées.

Dans un arrêt rendu le 6 novembre 2015, la Cour d’appel rejette les prétentions de l’appelant. Elle s’exprime ainsi :

[20]       Le juge considère les faits allégués. Même tenus pour avérés, il estime prima facie que, malgré la faute de l’Organisme, l’appelant n’a pas établi l’existence d’un préjudice moral tangible et susceptible de compensation monétaire. Il conclut certes à des allégations démontrant l’existence de contrariétés, sans pour autant y voir là un préjudice compensable au sens de l’arrêt Mustapha c. Culligan du Canada Ltée.

[21]       Nul n’est besoin de dire qu’une faute ne cause pas ipso facto un préjudice, même moral. Il en est de même de la perte fautive de renseignements personnels bien qu’elle soit susceptible de porter atteinte au droit à la vie privée des victimes.

Il faut bien comprendre qu’en général, la majorité des personnes dont les informations confidentielles sont subtilisées ou perdues ne subiront néanmoins aucune perte financière (tout comme le requérant en l’espèce). Aussi les jugements tant de la Cour supérieure que de la Cour d’appel sont-ils sous-tendus par le principe bien établi selon lequel la simple appréhension d’un éventuel préjudice futur ne peut donner lieu à une indemnisation. Ensuite, il faut noter que le jugement de la Cour d’appel est profondément dépendant des faits de l’espèce et de la formulation des allégations de la demande d’autorisation, comme en témoigne la mise en garde suivante de la Cour d’appel, laquelle vient immédiatement limiter la portée de ses propos:

[25]       Ce n’est pas dire, précisons-le, qu’en matière de perte ou de vol de renseignements personnels, dans un contexte comme celui de l’espèce ou celui de l’affaire Zuckerman, il n’y aurait de préjudice indemnisable que si la perte ou le vol en question entraîne de facto l’usurpation ou la tentative d’usurpation de l’identité du requérant ou la commission d’une fraude ou tentative de fraude à son endroit. Ce n’est pas le cas. Le problème, en l’espèce, tient cependant au fait que les allégations de la requête en autorisation, tenues pour avérées, ne révèlent tout simplement pas de préjudice, même simplement moral : on invoque un stress dont la nature, l’ampleur, l’intensité ou les effets ne sont nullement détaillés et l’on décrit comme un préjudice des activités de vérification tout à fait routinières et habituelles, voire banales, chez la personne raisonnable qui est titulaire d’un compte bancaire ou détient une carte de crédit ou de débit. (nous soulignons)


Ainsi, il faudra suivre le cheminement des affaires Zuckerman c. Target Corporation, 2015 QCCA 1809, et Larose c. Banque Nationale du Canada, 2010 QCCS 5385, pour en apprendre davantage sur l’indemnisation du préjudice découlant de la perte ou du vol de données confidentielles.

Friday 13 November 2015

PASTAFARISME ET RESSOURCES JUDICIAIRES LIMITÉES, OÙ COMMENT TOUTE CAUSE N’EST PAS BONNE À PORTER DEVANT LES TRIBUNAUX, PLUS QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA PORTÉE DE LA LIBERTÉ DE RELIGION



Par Mathieu Bouchard

Les adeptes du Pastafarisme, ou Église du Monstre de spaghetti volant, un culte religieux inventé en 2005 par des internautes et fondé sur la croyance que l’univers fut créé il y a 4 000 ans par un monstre de spaghetti volant dans un état de stupeur éthylique, peuvent-ils exiger de porter un accoutrement de pirate lors de la prise de leur photo d’identification pour leur permis de conduire émis par la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ »)? Voilà la question que la demanderesse demandait à la Cour supérieure de trancher dans l’affaire Narayana c. Société de l’assuranceautomobile du Québec, 2015 QCCS 4636, dans le cadre d’une requête pour jugement déclaratoire en vertu de l’article 453 C.p.c. La procédure avait été introduite après le refus de la SAAQ de permettre à la demanderesse de porter un tricorne de pirate lors de la prise de sa photo.

S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême dans Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47 (« Amselem »), la demanderesse plaidait que la Cour supérieure n’avait pas à s’enquérir de la pratique religieuse invoquée pour obtenir un accommodement raisonnable – ici l’obligation alléguée de porter une passoire à pâte ou encore un accoutrement de pirate pour la prise d’une photo d’identification -, mais devait restreindre son analyse à évaluer la sincérité de la croyance.

Nous n’aurons jamais le bénéfice de la décision de la Cour supérieure sur la question formulée par la demanderesse puisque sa requête fut rejetée au stade préliminaire en vertu de l’article 54.1 C.p.c. En effet, la SAAQ soulevait le fait que la demanderesse avait depuis consenti à se faire photographier avec un voile plutôt qu’un tricorne, ce que la SAAQ avait accepté (la demanderesse s’était selon son témoignage hors cour appuyée sur l’exemple donné par Sayyida al Hurra, reine pirate ayant dominé l'Est de la Méditerranée et qui était de confession musulmane, d'où l’acceptabilité du voile porté lors de la prise de photo). Dès lors, puisque la demanderesse détenait désormais un permis valide, il y avait absence de difficulté réelle à résoudre, l’un des critères requis par l’article 453 C.p.c.  

Ayant ainsi décidé du sort du recours, le juge ajoute qu’ « il apparaît opportun de s'arrêter quelques instants sur un autre aspect de ce litige, celui-là en relation avec l'institution d'un tel recours devant le tribunal » (par. 24). Le tribunal souligne d’abord que de l’aveu même de ses créateurs, le Pastafarisme est avant tout une parodie et que « le “Church of the Flying Spaghetti Monster” est un mouvement social qui permet à ceux qui y adhèrent de questionner, bien que de façon particulièrement loufoque, certains des éléments qui constituent l'assise de plusieurs religions » (par. 23 et 25). En d’autres mots, la religion invoquée par la demanderesse n’en était tout simplement pas une.

Le juge poursuit en indiquant qu’un pastafarien qui se verrait interdire de se moquer de religions ou de groupes religieux aurait de légitimes et sérieux arguments à faire valoir quant à l’atteinte à sa liberté d’expression (par. 26). Or, contrairement à un tel cas hypothétique, le recours de la demanderesse « traite de façon banale les droits et libertés fondamentaux protégés par les chartes, jusqu’à les rendre insignifiants » (par. 27).

Ayant conclu à la frivolité du recours, la Cour supérieure rappelle ce qui suit quant au rôle des tribunaux dans un contexte de ressources financières limitées :

[29] On oublie trop souvent que les tribunaux sont un service public aux ressources limitées dont il ne faut pas abuser, tel que le soulignait si justement le juge Dalphond de la Cour d’appel [dans Consoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600, par. 49]. Plus récemment, la juge Marie St-Pierre rappelait le fait que « Les ressources dont dispose le système de justice sont limitées : dans un monde idéal il pourrait en être autrement, mais ce monde idéal n’est pas celui dans lequel évolue l’administration de la justice en 2014 » [dans Groupe conseil Cerca inc. c. Entreprises Richard Normand inc., 2014 QCCA 1927, par. 7]. Cette affirmation est encore plus vraie en 2015.

[30] En l’espèce, la décision de faire émettre cette action a eu comme conséquence qu'une demi-journée du temps de la Cour, du huissier, de la greffière, des avocats et du juge, sans parler de l'accaparement d'une salle de cour du palais de justice, ont dû lui être consacrés alors que les ressources judiciaires sont limitées. Trop de personnes, impliquées dans de véritables litiges soulevant des enjeux susceptibles d'affecter leur vie ou celle de leurs enfants ou leur entreprise, attendent leur tour à la Cour pour qu’on puisse autoriser par le silence la monopolisation de telles ressources afin de faire déterminer si la demanderesse peut se faire photographier portant une passoire à pâtes ou un tricorne de pirate. (je souligne)

Dans les circonstances particulières de l’affaire – et les extraits cités de la preuve de même que de l’interrogatoire de la demanderesse confirment amplement les conclusions du juge à cet égard – la demande formulée ici apparaissait frivole.

De façon plus sérieuse, la question soulevée par la demanderesse testait toutefois les limites de la liberté de religion. Rappelons à cet égard que la Cour suprême était divisée dans l’affaire Amselem quant au contenu de la protection offerte à ce droit par les chartes. D’une part, les juges majoritaires concluaient qu’il ne revenait pas aux tribunaux de s’enquérir du bien-fondé de la pratique ou du précepte invoqué :

46. Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. (je souligne)

Ainsi, l’individu qui invoque sa liberté de religion « n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif » (Amselem, par. 48). Selon la majorité, l’État n’est en effet pas en mesure de s’imposer comme « arbitre des dogmes religieux », ni ne devrait-il le devenir (Amselem, par. 50). Le tribunal doit donc limiter son rôle à une vérification de la sincérité de la croyance alléguée en s’assurant « que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice » (Amselem, par. 52).

Au contraire, les juges dissidents étaient d’avis qu’ « il incombe à la personne qui invoque un précepte religieux pour établir le caractère obligatoire d’une pratique religieuse d’en prouver l’existence » (Amselem, par. 138) et « de démontrer qu’est en cause un précepte de nature vraiment religieuse et non séculière » (Amselem, par. 139).

Or comment les tribunaux devraient-ils traiter la demande d’accommodement de la personne qui exigerait « d'être servie par un danseur nu » tout en portant « la Sainte Passoire », comme le requerrait « la branche orthodoxe du pastafarisme » aux dires de la demanderesse dans l’affaire Narayana (par. 13)? Devraient-ils alors limiter leur analyse à la sincérité de la croyance, tel que les en enjoint la majorité dans Amselem, ou devraient-ils pousser l’investigation plus loin afin de déterminer si la pratique religieuse invoquée en est véritablement une ou plutôt une façon de se moquer des religions? D’ailleurs, si l’État ne peut en aucun cas s’enquérir de l’existence même d’une pratique, comment le tribunal peut-il conclure qu’un précepte ou une obligation n’est ni fictif ni arbitraire?

Il faudra ainsi voir si les fidèles de l’Église du Monstre de spaghetti volant, ou d’autres religions 2.0, testeront éventuellement les limites apparentes de la jurisprudence de la Cour suprême en matière de liberté de religion et forceront celle-ci à réexaminer la question. 

Friday 6 November 2015

When the Defendant’s Fault Deprives the Plaintiff of Evidence of Causation: the Supreme Court of Canada Grants Leave in St. Germain v. Benhaim

By Audrey Boctor

In St. Germain v. Benhaim, 2014 QCCA 2207, the Quebec Court of Appeal revived a seldom applied approach to causation in medical malpractice cases by applying an “unfavourable inference” of proof of causation against the defendant physicians who failed to diagnose a patient’s lung cancer.  

The facts of the case are tragic. The patient, an active and seemingly healthy middle-aged non-smoker, received a chest x-ray in November 2005 as part of his annual physical. The radiologist assessing the scans noticed a lesion and recommended another scan.  Another x‑ray was taken in January 2006 and the radiologist again recommended another scan.  The third scan was not taken until December 2006 during the patient’s annual physical.  By this time, the lesion had grown.  At that point, the radiologist, suspecting cancer, sent the patient for a series of tests.  The tests revealed, in January 2007, that the patient had stage IV cancer that could no longer be treated.  The patient died in June 2008.

The trial judge found that the family doctor and the radiologist had committed a fault by failing to compare the patient’s 2005 scan with his previous records and by failing to take reasonable steps, in 2005, to determine if the lesions were cancerous.  She found, however, that the plaintiffs had failed to prove on a balance of probabilities that the cancer would have been treatable had it been diagnosed in 2005, preferring the evidence of the defendants’ expert that the cancer would already have been at stage III or IV in November 2005. In other words, the trial judge found that the plaintiffs had failed to establish causation.

The Court of Appeal reversed in two sets of concurring reasons.  Kasirer, J.A., writing for the majority, held that the trial judge erred in law in failing to apply an “unfavourable inference” of causation against the defendants.  The “unfavourable inference”, first set out by the Supreme Court in Snell v. Farrell, [1990] 2 S.C.R. 311 and confirmed in a Quebec medical malpractice setting in St. Jean v. Mercier, [2002] 1 S.C.R. 491 provides that in certain cases, “very little affirmative evidence on the part of the plaintiff will justify the drawing of an inference of causation in the absence of evidence to the contrary” (Snell, p. 329).

The majority found that the conditions were met in this case.

First, because of the physicians’ negligence, it was impossible for the plaintiffs to prove, scientifically, by direct evidence, the stage of the cancer in November 2005.  Staging, in order to be reliable, requires a biopsy. No biopsy was taken because of the physicians’ negligence. 

Second, the plaintiffs did adduce authoritative medical statistics that 78% of cancers that are discovered fortuitously – as was the case here – are discovered at stage I. This statistical evidence was sufficient affirmative evidence to support an unfavourable inference of causation. In the majority’s view, the expert evidence adduced by the defendants was no more than a hypothesis and was insufficient to establish that the deceased was in the 22% of late-stage, fortuitously discovered cases.

Kasirer, J.A. was careful to explain that the unfavourable inference does not create a veritable presumption of causation.  The burden is relaxed, but not shifted. The ultimate burden of proving causation on the balance of probabilities still rests with the plaintiff, in keeping with the curative function of extra-contractual liability.  However, the unfavourable inference addresses the “potential unfairness of holding plaintiffs to an impossible standard and relieving doctors of liability by reason of their negligence” (para. 169). The need for such an evidentiary tool is heightened in an all-or-nothing legal system that does not recognize loss of chance.

Fournier, J.A. came to the same conclusion on causation in his concurring reasons, but via a different route.  He found that the trial judge had erred in her appreciation of the evidence and that the appellants had succeeded in establishing fault on a balance of probabilities, without resort to any negative inference. In his view: “Il n’y a pas d’allègement du fardeau de preuve du fait que la faute des intimés empêche de faire la preuve directe de l’un des éléments essentiels de la responsabilité.” (para 63).

The majority of the Court of Appeal did not invent the unfavourable inference in St. Germain However, as Kasirer, J.A. noted, since St-Jean – which did not actually apply the negative inference on the facts - its application in Quebec has been “rare”, and sometimes wrongly confused with a reversal of the burden of proof.

Whether the unfavourable inference will be more frequently or more widely applied in the future will undoubtedly depend on what the Supreme Court has to say in St. Germain. Stay tuned!