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Friday 30 October 2015

LE RÉGIME DE L’ABUS DE PROCÉDURE SOUS LE NOUVEAU CODE DE PROCÉDURE CIVILE



Me Raphaël Lescop, qui s’est joint à Irving Mitchell Kalichman au cours de l’été dernier, est l’un des auteurs du Grand Collectif – Code de procédure civile commentaires et annotation qui vient tout juste d’être publié aux Éditions Yvon Blais. Tous les articles du nouveau Code de procédure civile y sont commentés et toute la jurisprudence pertinente y est résumée. Pour votre information, un colloque est organisé les 11 et 12 novembre prochain à Hôtel Omni Mont-Royal (grandcollectif.editionsyvonblais.com) et il est toujours possible d’y participer. Chacun à leur tour, les auteurs y présenteront le fruit de leur analyse.

Avec l’autorisation des Éditions Yvon Blais, afin de donner un aperçu de l’ouvrage, nous reproduisons ci-après le commentaire de Me Lescop sur le nouvel article 51, anciennement l’article 54.1 C.p.c. Le législateur corrige le texte de la disposition en énonçant qu’un acte de procédure peut être déclaré abusif sans égard à l’intention de la partie l’ayant introduit. Ce faisant, le législateur a voulu mettre un terme à la controverse née dans la foulée de l’arrêt Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 rendu en 2011 et qui est expliquée ci-après.

ARTICLE 51 DU NOUVEAU CODE DE PROCÉDURE CIVILE

L’article 51 al. 1 accorde aux tribunaux le pouvoir de déclarer, à tout moment, sur demande et même d'office, qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif. Ce texte reprend essentiellement le texte de l’article 54.1 al. 1 a. C.p.c. sous réserve d’une omission : il n’est plus prévu que le tribunal doit au préalable entendre les parties avant de déclarer abusif 
une demande en justice ou un autre acte de procédure.

Ce silence dans le texte de l’article 51 al. 1 est toutefois sans conséquence puisqu’il s’agit là d’un « principe fondamental d’équité procédurale » qui n’a pas à être codifié pour devoir être respecté par les parties et le tribunal (Fabrikant c. Swamy, 2010 QCCA 330, EYB 2010-170047, par. 30). Il faut aussi mentionner que l’article 17 al. 1 précise que « [l]e tribunal ne peut se prononcer sur une demande ou, s’il agit d’office, prendre une mesure qui touche les droits d’une partie sans que celle-ci ait été entendue ou dûment appelée ». En ne précisant pas à l’article 51 que le tribunal doit au préalable entendre les parties, le législateur a manifestement voulu éviter la redondance avec l’article 17.

L’article 51 al. 2 énumère les situations pouvant être déclarées abusives par le tribunal, soit :

·         sans égard à l'intention, une demande en justice ou d'un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire;
·         sans égard à l'intention, un comportement vexatoire ou quérulent;
·         l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable;
·         l'utilisation de la procédure de manière à nuire à autrui;
·         le détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

En comparant le texte de l’article 51 al. 2 et celui de l’article 51.1 al. 2, on constate que le législateur a ajouté les termes « sans égard à l’intention » afin de qualifier les deux premières situations abusives qui sont décrites.

Ce faisant, le législateur a voulu mettre un terme à la controverse née dans la foulée de l’arrêt Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 rendu en 2011. La Cour d’appel y avait décidé que pour déclarer un acte de procédure abusif en vertu de l’article 54.1 a.C.p.c., il était requis de déceler une mesure de blâme, de mauvaise foi ou de malveillance chez la partie l’ayant introduit (par. 58). Une telle interprétation de l’article 54.1 a.C.p.c. faisait en sorte qu’il n’était plus possible de demander le rejet d’une demande en justice au seul motif qu’elle était manifestement mal fondée (par exemple, parce que prescrite). Pourtant, l’ancien article 75.1 a.C.p.c., que l’article 54.1 a.C.p.c. visait à remplacer et à bonifier, le permettait.

La controverse a été réglée par la Cour d’appel en 2013 dans l’arrêt Gauthier c. Charlebois (Succession de), 2013 QCCA 1809 (par. 31). Sans faire référence expressément à l’arrêt Acadia Subaru invoqué ci-haut, la Cour d’appel confirme qu’il n’est pas requis de démontrer la malveillance ou la mauvaise foi. La démonstration que la demande en justice est manifestement mal fondée suffit.

Le législateur, au nouvel article 51, confirme l’approche retenue dans l’arrêt Gauthier c. Charlebois (Succession de). L’ajout des termes « sans égard à l’intention » vise spécifiquement à écarter les enseignements de la Cour d’appel dans l’arrêt Acadia Subaru qui limitait la portée de l’article 54.1 a.C.p.c. Les commentaires du ministre lors de l’étude détaillée du projet de loi n°28 (le mercredi 23 octobre 2013 – vol. 43 n° 77) le révèlent clairement :

M. Bertrand St-Arnaud :

Cela dit, M. le Président, le second alinéa [de l’article 51] regroupe, sous la notion générale d'abus, plusieurs cas ou situations similaires qui sont en eux-mêmes des manifestations d'un exercice abusif du droit. Outre l'abus de droit prévu par les articles 6 et 7 du Code civil, sont abusifs les demandes ou les actes manifestement mal fondés, frivoles ou dilatoires et les comportements vexatoires ou quérulents. À la suite de la décision rendue par la Cour d'appel dans l'affaire Acadia Subaru c. Michaud, où la Cour exigeait de rechercher l'intention d'abuser de la procédure, la disposition propose de préciser qu'il peut y avoir abus sans égard à l'intention d'abuser.

Alors, c'est une des recommandations du rapport qui a fait le bilan des cinq années d'application de la loi n° 9, M. le Président. Donc, c'est pour ça qu'on retrouve, au deuxième alinéa : «L'abus peut résulter, sans égard à l'intention, d'une demande en justice ou d'un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire ou d'un comportement vexatoire ou quérulent.» […]

Et donc, parmi ces décisions, donc, il y avait la décision Subaru qui établissait et réaffirmait plusieurs principes importants, dont cette nécessité d'un comportement blâmable. Et c'est […] donc qui venait un peu limiter la portée de la loi n° 9. Alors, c'est ce qu'on règle finalement, parce que je pense qu'on veut que cette loi n° 9 ait une portée réelle, on veut – manifestement, ce n'était pas clair – que ça ait une portée réelle. Certains souhaiteraient même qu'elle ait une portée encore plus grande, mais je pense qu'on fait un bout de chemin. La députée avait fait le premier bout de chemin en 2009, et là, en ajoutant «sans égard à l'intention» au deuxième alinéa de 51, on vient clarifier les choses par rapport aux deux courants de pensée jurisprudentielle, et donc on va donner plus de mordant ou de dents à cette disposition de 54.1.

Ainsi, le régime de l’article 51 vise une gamme de situations « abusives » incluant, à une extrémité du spectre, la simple introduction d’un acte de procédure manifestement mal fondé, sans nécessité d’une démonstration additionnelle de mauvaise foi, de témérité ou d’un refus injustifié de faire face à l’évidence (i.e. le test de l’ancien art. 75.1 a.C.p.c.).

Par ailleurs, soulignons que le législateur a conservé le moyen d’irrecevabilité prévu à l’art. 165(4) a.C.p.c. dans le nouveau Code de procédure civile. Ainsi, selon l’article 168, al. 2, une partie peut « opposer l’irrecevabilité si la demande ou la défense n’est pas fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais. Ce moyen peut ne porter que sur une partie de celle-ci ».

La question suivante demeure alors ouverte : face à une demande en justice ou une défense mal fondée en droit à sa face même, qu’est-ce qui empêchera une partie de recourir au régime du nouvel art. 51 et s. pour en demander le rejet ? En effet, une demande en justice ou une défense qui n’est « pas fondée en droit » peut tout autant être qualifiée de « manifestement mal fondée ».

La question est pertinente car il existe des avantages à utiliser le régime de l’article 51 plutôt que celui de l’article 168. Par exemple, selon l’article 30, les jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère abusif sont appelables sur permission (lire, à titre d’exemple,  le jugement récent de la Cour d’appel Axiome Média TV inc. c. 9126-5959 Québec inc., EYB 2015-253176 (C.A.), contrairement aux jugements rejetant une demande en justice en vertu de l’article 168 C.p.c. qui sont appelables de plein droit.

Voir sur ces questions : Raphaël LESCOP, « Les articles 54.1 et suivants du Code de procédure civile : la mise au rancart de l’article 165(4) et le retour de l’irrecevabilité partielle en droit québécois », (2010) 69 R. du B. 319 ; Raphaël LESCOP, « L’arrêt Acadia Subaru c. Michaud : la conciliation difficile entre l’art. 54.1 et 165(4) du Code de procédure civile », (2011) 70 R. du B. 169.

En terminant, il y a lieu de souligner qu’ailleurs dans le Code de procédure civile, le législateur décrit une autre situation abusive qui s’ajoute à celles décrites à l’article 51 al. 2. En effet, à l’article 106, le législateur énonce la règle selon laquelle il est désormais interdit, dans une déclaration assermentée accompagnant un acte de procédure, de répéter les faits déjà énoncés dans cet acte de procédure. Un simple renvoi aux paragraphes pertinents suffit. Selon l’article 106, une contravention à cette règle « peut constituer un abus de la procédure ».

À l’évidence, le législateur attache ici beaucoup d’importance à la réduction de la taille des procédures.



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